Haïti : Des milliers de détenus et de prisonniers, dépourvus de tout, pris en otage par un système judiciaire en agonie.
L’Office de la Protection du Citoyen (OPC), institution nationale indépendante de promotion et de protection des droits humains, est profondément préoccupé par l’aggravation du climat sécuritaire dans le pays. Depuis plusieurs mois, Haïti fait face à une insécurité grandissante. Plusieurs quartiers et localités de l’aire métropolitaine sont sous l’emprise de bandes lourdement armées. La situation constatée depuis le 1er juin 2021 dans les quartiers de Martissant, dont les contacts entre la capitale et les départements du Sud, du Sud-est, des Nippes, de la Grand Anse sont coupés depuis plus de 12 mois est hors de contrôle des autorités. Des affrontements entre gangs rivaux ont déjà causé la mort violente des centaines de compatriotes et le déplacement des centaines de personnes composées de femmes, d’enfants, de personnes âgées et d’autres gens en situation de vulnérabilité.
Parallèlement, le phénomène du kidnapping qui constitue une activité criminelle et une pire forme de violation des droits humains, portant atteinte à la dignité humaine, à l’intégrité physique, morale et psychologique de la victime s’est amplifié dans la capitale. Tous les secteurs sont affectés par ce phénomène criminel et les victimes sont entre autres des avocats, des médecins, des commerçants, des journalistes, des religieux, des magistrats et d’autres membres de la population civile.
Cette insécurité a de graves répercussions sur le fonctionnement de la justice dans le pays, particulièrement à Port-au-Prince, où des acteurs et des justiciables fréquentant le Tribunal de Première Instance au Bicentenaire ont été contraints, à plusieurs reprises, de quitter le tribunal sous de fortes menaces d’individus armés. Cet état de fait qui rend le tribunal dysfonctionnel, entraîne également de graves conséquences sur l’accès à la justice, les garanties judiciaires et renforce du même coup l’impunité.
Des associations de magistrats, des membres de la Fédération des Barreaux, des justiciables et des organisations de défense des droits humains avaient recommandé la délocalisation du Tribunal de Première Instance (TPI) de Port-au-Prince. En dépit de tout, aucune disposition n’a été adoptée à ce sujet. La situation s’est dégradée et devient catastrophique suite aux attaques armées menées le 10 juin dernier contre le local du TPI. Selon les premières informations rapportées, toutes les archives du Tribunal incluant des dossiers importants, des corps de délit et des matériels de bureau ont été emportés. Personne n’est en mesure de dresser un bilan exhaustif des dégâts enregistrés.
Des détenus totalement oubliés par la justice
Cette situation engendre de graves violations des droits des détenus en vertu des dispositions du Pacte International relatif aux droits civils et politiques et de la Convention Américaine relative aux Droits de l’Homme portant sur les garanties judiciaires dont jouissent toutes les personnes privées de liberté (article 9 Pacte Int. et article 8 Convention Amer.).
Les données statistiques vérifiées par l’Office de la Protection du Citoyen révèlent que l’effectif des personnes incarcérées à la Prison Civile de Port-au-Prince est de 3 698 dont 363 condamnées et 3 335 prévenus soit un taux de 90% de personnes en attente d’une décision de justice. Il y a lieu de souligner que les dernières assises criminelles avec assistance de jury remontent à juillet 2018 alors qu’il est fait obligation de tenir "une session criminelle au moins tous les six mois pour les affaires relevant du jury ..." (article 182 code d’instruction criminelle). Des cas de personnes ayant plus d’une dizaine d’années en détention préventive ont été recensés à la Prison Civile de Port-au-Prince. Les données collectées par les observateurs de l’OPC indiquent que le pourcentage, de manière globale, de personnes en détention a atteint 85% sur un effectif de 11 500 détenus environs, selon les dernières statistiques de la Direction de l’Administration Pénitentiaire.
Qui pis est, la surpopulation carcérale documentée au niveau de la Prison Civile de Port-au-Prince n’est pas sans conséquences sur la vie des personnes incarcérées. Pour de nombreux observateurs nationaux et internationaux, les conditions de détention s’apparentent à des traitements cruels, inhumains et dégradants, voire à des actes de torture. Les cellules sont surpeuplées, mal éclairées et sans ventilation adéquate. Les installations sanitaires laissent à désirer. La ration quotidienne de nourriture n’est pas de bonne qualité ni en quantité suffisante. Depuis plusieurs semaines, la Prison Civile de Port-au-Prince et d’autres prisons du pays ont enregistré une pénurie sévère d’eau, de nourriture et de médicaments.
Le manque de ventilation et d'accès en plein-air ainsi que l'accès limité à l'eau, à l'assainissement et à l'assistance médicale ont été également signalés, ce qui provoque des maladies de la peau. Pourtant, Haïti a adhéré à l’ensemble des Règles Minima des Nations-Unies pour le traitement des détenus (Règles de Nelson Mandela) et s’est engagée à les mettre en œuvre. La situation n’est pas différente dans bien d’autres prisons civiles du pays. De pareilles situations ont été observées dans les prisons civiles de Jacmel, du Cap-Haïtien et des Cayes. Plus de vingt (20) décès ont été signalés. La tuberculose, liée à l’insuffisance de soins de santé, serait à l’origine des décès.
L’impunité et le déni de justice en nette augmentation
L’Office de la Protection du Citoyen croit opportun de déplorer le fait que le dysfonctionnement du Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince puisse constituer également un élément de blocage d’un bon nombre de dossiers en souffrance au niveau du Cabinet d’instruction notamment des cas d’assassinats spectaculaires, tels par exemples : le Bâtonnier Monferier Dorval, le Journaliste Diogo Charles, l’Activiste politique Antoinette Duclair, le Président Jovenel Moise etc. Dans ces cas emblématiques et d’autres oubliés dans les tiroirs des tribunaux, l’OPC saisit l’occasion pour réitérer ses préoccupations et inquiétudes quant à la volonté
et à la capacité de la justice à conclure l’enquête en cours, afin que tous les commanditaires, les auteurs intellectuels et matériels de ces crimes crapuleux soient identifiés et traduits en justice conformément au Droit Pénal International et au Droit International des Droits de l’Homme.
Enfin, suite aux discussions engagées avec des associations de Magistrats dont l’Association Nationale des Magistrats Haïtiens (ANAMAH), le Réseau National des Magistrats Haïtiens (RENAMAH), l’Association Professionnelle des Magistrats (APM) et le Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique tenues le 30 juin et 1e juillet 2022 dans la perspective de l’adoption des mesures urgentes visant la reprise des activités des Magistrats de la Juridiction de Port-au-Prince, l’Office de la Protection du Citoyen recommande que le Tribunal soit relocalisé à l’ancien local de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif, ou au nouveau bâtiment du Ministère de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales dans les plus brefs délais dans l’intérêt des justiciables et plus particulièrement des personnes incarcérées vivant dans des conditions infrahumaines.
L’OPC souhaite vivement que le gouvernement donne suite favorable à cette recommandation, car la justice, dit-on souvent, élève une nation et l’exercice ou la jouissance des droits humains passe par l’existence d’un système judiciaire efficace, impartial, moderne fonctionnant dans un climat de sérénité et de sécurité.
Port-au-Prince, le 5 juillet 2022
Renan HEDOUVILLE